En quarante ans, on ne m’a jamais pris un pion gratuitement

Le 12/08/2022

" En quarante ans, on ne m’a jamais pris un pion gratuitement" :

Une lecture de la lettre d’Abu Bakr As-Suli

Dédié au Feu Abdellatif Hadri

  • mercredi 11 avril 2012
  • Par Mohamed Moubarak Ryan

Mmrian

Sur une proposition de notre ami Abdelaziz Onkoud, J’ai effectué une traduction « approximative » de mon dernier article publié en arabe, le 7 avril 2012, à Maroc Echecs. Il s’agit d’une lecture préliminaire de la « lettre d’Abu Bakr As-Suli », un pamphlet daté de plus de mille ans, dont certaines idées et analyses s’approchent curieusement de celles de Wilhelm Steinitz, célèbre théoricien et premier Champion du Monde (officiel ) des Echecs. Je laisse le soin aux lecteurs intéressés de faire leurs propres lectures et d’en tirer d’autres conclusions…

Abu bakr As-Suli (Ashatranji) est l’une des figures littéraires les plus célèbres, dont le nom est intimement lié au monde Arabo-musulman du jeu d’échecs. Il est souvent cité au sein de la communauté des chercheurs en patrimoine comme l’un des meilleurs joueurs à travers l’histoire ; Nombre de clubs arabes et marocains portent son nom, dont le Club As-Suli de Marrakech. Il a vécu au dixième siècle de notre ère, à l’époque Abbasside a Bagdad, et mourut en l’an 946, soit il ya plus de mille ans ! Il a accompagné trois Califes Abbassides, Arradi, Al Moktafi et Al Moktader ; Il a écrit un nombre important de poèmes et recueils, que l’on ne pourra guère citer dans cet espace, ni a fortiori, les étaler avec détails.

Ce qui nous intéresse, suite à cette brève introduction, c’est d’évoquer l’éclatante célébrité dont jouissait As-Suli dans le domaine des échecs, jusqu’à ce que certains citateurs croyaient qu’il est bien l’inventeur du Roi des jeux ! Parmi les fines anecdotes rapportées par l’Historien Al Massoudi dans son œuvre "Mourouj A-Dhahab"( la prairie dorée), que la Calife Ar-Radi « A atteint lors de ses promenades un jardin florissant garni de roses adorables ; il s’adressa à ses accompagnateurs : Avez-vous vu d’endroits plus beaux ? Ils commencèrent alors à faire l’éloge de la beauté d’un jardin que l’on ne trouve nulle part ailleurs ; Ar-Radi leur répliqua : Le style de jeu (d’échecs) d’ As-Suli est plus beau de tous ce que vous venez de décrire"

Le titre de cet article, est un adage fort plaisant inspiré de la fameuse « lettre d’Abu Bakr As-Suli des échecs » ; Il s’agit d’un manusrit qui est parvenu à certains éditeurs scientifiques dont le chercheur et échéphile Zoheir Ahmed El Kaissi, qui a éprouvé de grandes difficultés pour en décortiquer le texte qui comportait nombre d’erreurs flagrantes, en raison de la "méconnaissance" de certains scriptes, novices en matière d’échecs. Le texte en question que je voudrais en commenter quelques paragraphes et les partager avec nos chers lecteurs, est tiré d’un ouvrage intitulé « Le modèle de bataille pour atteindre les sommets » d’un ancien auteur marocain, Ibn Abi Hijla Telemsani (mort en 1375), qui a été édité scientifiquement par le chercheur iraquien sus mentionné, et publié par le Ministère de la Culture et de l’information de la « République Iraquienne » en 1980.

La lettre objet de cet article est très courte, car ne dépassant pas quelques pages et mille mots environ (soit quelques 1500 mots pour la traduction française). Son auteur l’a voulu comme une «  constitution  » pour tout joueur d’échecs, selon les règles en vigueur à l’époque ; ou telle « une convention destinée à tous ceux qui s’intéressent à ce domaine » selon la propre formule de Telemsani ; dans sa lettre, As-Suli a fait le résumé de concepts qui demeurent utiles pour traiter la technique des finales de partie, enrichis par des conseils stratégiques et tactiques et autres à caractère psychologique, qui l’on hissés déjà la plus haute catégorie (Tabakat) des joueurs de son époque.

As-Suli commence sa lettre en stipulant que : « la première règle que le joueur d’échecs doit respecter est la bonne mobilisation, telle que l’armée à l’imminence d’une bataille, avec minutie te prudence, sans précipitation » ; Il poursuit avec quelques conseils nécessaires pour tout débutant ; Il recommande de développer l’aile en premier, et de ne pas déplacer le Roi (Shah) sans nécessité (le roque n’existait pas à l’époque), et de pas occuper une pièce lourde, et de laisser toujours son Roi à la distance d’un Fou du Cavalier de l’adversaire( Le Fou se déplaçait de deux cases en diagonale) ; Il doit éviter de subir une double attaque sur son Roi ; dans ce cas il doit chercher la simplification déjà tout prix ; Il conseille de ne pas hésiter à sacrifier ses pièces, s’il a réussi à encercler le Roi adverse, pour forcer le mat.

Puis il s’attela à d’autres conseils à caractère stratégique en affirmant que le jeu d’échecs est basé sur « l’initiative et la défense  » et qu’une fois la partie est engagée, le joueur doit préserver ses pièces, majeures ou mineures, dans leurs forteresses infranchissables  ; Il doit superviser ses troupes après chaque coup, et ne jouer le coup suivant qu’après avoir "contemplé" la position » ; Et « Si tu lui a pris une pièce gratuitement veilles à la simplification jusqu’à la victoire, et évites –inversement - toute simplification en cas de perte de matériel".

La plupart des concepts développés par As-Suli confirment -à mon avis – qu’il était un joueur positionnel avec un sens stratégique très poussé. Il ne cessait de prôner la prudence et la vigilance ; Il ajoute : « sois hautement vigilant, On a avancé qu’un érudit hindou a dit : En quarante ans, personne ne m’a jamais pris un pion gratuitement, c’est l’apogée (de la prudence) ». Il parle de la structure de pions, telle que nous étudions actuellement (ou presque) en préconisant absolument de « détruire la chaîne de pions de tes adversaires, et de rassembler tes siens » ; Il insiste encore sur la règle de l’opposition en recommandant « s’il joue avec son Roi, gardes toujours l’opposition, et mettre éternellement tes Tours face aux leurs ».

Les recommandations relatives au milieu de jeu se poursuivirent, ainsi « envahies ses cases après avoir assuré ton matériel ; Une pièce avancé ne doit pas reculer inutilement, car il ne faut jamais occuper une case sans profit  » Il évoque également ce que l’on peut appeler la valeur relative des pièces, telle que nous la concevons de nos jours : « Si la Tour de ton adversaire est immobilisée, ton Cavalier lui est supérieur. Il ne faut donc jamais échanger une Tour encerclée avec un Cavalier libre  » !

Enfin, As-Suli enrichit son « pamphlet » par des conseils psychologiques percutants, il recommande ainsi au joueur d’échecs de ne jamais « affronter son adversaire en étant excessivement confiant de le battre ; Il doit, en revanche, aborder la partie en manœuvrant patiemment, jusqu’à l’épuisement de l’adversaire avant de saisir son opportunité. Il conclue sa lettre avec ce paragraphe fort éloquent : « Il faut éviter l’avarice et ses retombées, car elle peut faire perdre plus que ce que nous veillons à garder ! Les sacrifices sont souvent la voie de la victoire. Le joueur d’échecs doit en faire ses choix selon les circonstances (du jeu) : Ni l’avarice, ni la négligence, ni l’arrogance, ni la peur, ni l’hésitation, ni l’orgueil, ni l’inertie ne sont utiles ; L’homme arrive à maîtriser le jeu par la contemplation de faits du passé et de la patience ; Il atteindra alors ses objectifs, si Dieu le veut »

Quel beau –quoique court- texte ! je voudrais le dédier à la mémoire de Feu Abdellatif Hadri , l’un des piliers de notre club Alouan Fannia d’Echecs de Chefchaouen, qui nous a quittés il y’a deux ans .Bien de tranches de cette lettre, reflètent le style de jeu du défunt connu, surtout, pour sa maîtrise des finales

 

Maroc Echecs 2012